Mon amie est maintenant rentrée chez elle, et les dernières nouvelles sont plutôt bonnes. Je décide, pour mon dernier jour à Khartoum, de me rendre à Mogran. Ce mot signifie convergence, réunion. C’est l’endroit où les deux Nils se rencontrent pour se diriger ensemble ensuite dans le désert en direction du Nord et de l’Egypte. Je voulais m’y rendre de bonne heure, mais j’ai encore une fois raté mon réveil, preuve que cela n’arrive pas qu’avant l’uni. Je pars alors, lorsque le soleil commence à devenir très chaud. Le chemin est assez long, mais je veux m’y rendre à pied, comme les gens d’ici. Je passe par le quartier que j’ai visité avec mon ami Eiseed, vivant et populaire. Un peu plus loin, ce sont les hôtels de luxe qui m’entourent. L’animation de la rue a disparue. L’atmosphère s’y fait très pesante, mais les passants continuent de m’adresser des sourires. Lorsque je me rapproche de mon but, après plus d’une heure trente de marche, j’aperçois une grande barrière, avec au bord du Nil bleu, un petit guichet. Je m’y rends pour demander si l’entrée se trouve ici, car je ne vois pas d’autre moyen d’accéder à la rive. Le soldat au guichet me confirme qu’il s’agit bien de l’entrée. Je paye mon billet et il m’escorte sur une partie du chemin, en m’expliquant que les touristes viennent plutôt en voiture et qu’il est étonné de me voir à pied. Puis, tel un vrai professionnel, il me donne son trousseau de clé et me dit de continuer tout droit jusqu’à croiser son collègue. Le chemin pour se rendre à Mogran est particulièrement étonnant. L’endroit est plein de carrousels démontés, de cabanes de restaurations abandonnées et de bancs cassés. Je me dis que ça doit être un ancien petit parc d’attraction pour les familles, que le temps a usé et démonté. J’aperçois alors l’autre garde qui vient à ma rencontre, marchant dans un champ redevenu sauvage entre deux balançoires rouillées. Je lui donne la clé de son collègue et lui sert la main. Il est directement très avenant et jovial, malgré son anglais assez limité. Sur le chemin, on discute comme on peut et je découvre un homme très gentil et aidant.
La barrière sur notre droite est cassée sur quelques centimètres, il s’avère que c’est la porte d’entrée. On salue au passage les deux pêcheurs souriants qui ont posés leurs lignes là, avant de se rendre à la pointe, l’endroit exact de la rencontre des deux fleuves. Le paysage est assez surprenant. A gauche, on voit le Nil blanc, très clair, qui porte magnifiquement son nom. Au-dessus de lui, un grand pont terne relie Khartoum à Omdurman. La circulation sur cet ouvrage grisâtre est difficile, comme souvent ici. Le débit d’eau est aussi très impressionnant ; malgré une petite île, scindant la rivière, qui cache une partie de l’immensité du flot. Derrière cette île, on aperçoit très bien les innombrables minarets d’Omdurman. A droite, coule le Nil bleu au milieu duquel se dresse l’île de Tuti et toute sa verdure. L’eau est telle que je l’ai décrite lors de ma visite avec Eiseed, brune et très chargée. L’île empêche aussi de voir la grandeur de cet affluent. Au loin, on entend les pompes, drainant l’eau limoneuse dans les cultures de Tuti. Et entre ces deux géants, on peut observer les couleurs des différentes eaux se mélanger. La clarté victorienne est entrainée dans des tourbillons bruns venus d’Ethiopie. Les couleurs sont très impressionnantes. L’arrière fond urbain rend le spectacle encore plus étonnant, malgré les rives verdoyantes.

Abdelrahim, le garde, me demande alors pourquoi je ne prends pas de photos. Je lui explique que je n’ai pas l’autorisation nécessaire pour ça, ce qui le fait rire. Amusé, il me dit me donner spécialement l’autorisation, comme pour me signifier que je n’ai pas à m’en faire. Il insiste aussi pour me prendre en photo à cet endroit spécial. J’accepte, plus pour lui faire plaisir que par amour des souvenirs picturaux. Après quelques minutes je lui annonce qu’on peut reprendre le chemin de la ville. Il me propose alors de s’asseoir quelques minutes à l’ombre pour profiter de l’endroit, ce que j’accepte avec plaisir. Un vieux pêcheur vient alors vers nous et nous propose un thé. Ce serait une insulte de refuser, de plus que cela me fait très envie. Il se dirige lentement vers sa cabane et revient quelques minutes plus tard avec de l’eau chaude, du thé et du sucre. L’eau était déjà brune, avant d’être infusée, et je suis convaincu qu’elle a été puisée directement dans la rivière. Le thé est comme toujours, succulent. Le vieil homme ne parle pas un mot d’anglais mais le garde m’explique qu’il pêche toujours ici, et que tous les soirs, il emmène ses prises au marché d’Omdurman. Il vit ici dans la cabane où il est allé faire chauffer l’eau, entre deux barques grinçantes. Son fils vit avec lui et est pour le moment très occupé avec ces cannes à pêches.
Cet homme se nomme Garibala. Dès que j’entends ce nom je me dis que cet homme pourrait absolument être un personnage d’un roman de Joseph Kessel. C’est un homme simple, mais incroyablement attachant. À chaque fois que nos regards se croisent, il me sourit et plisse les yeux. Il n’y a pas besoin de parler pour exprimer de la sympathie et de la bienveillance. Lorsque nous décidons de nous en aller, je prends mon courage à deux mains et fais quelque chose qui m’avait toujours fait peur depuis le début du voyage : je demande à Garibala si je peux le prendre en photo. Il est étonné dans un premier temps, puis un sourire se dessine sur son voyage, laissant entrevoir ses dents manquantes. Alors il se lève sur ses pieds nus, ramasse son chapeau de paille et se prépare pour la photo. Il a l’air touché par cette proposition. Il se prend au jeu et prend quelques poses, puis invite Abdelrahim à se joindre à lui, et enfin moi-même. Au moment de partir, je lui redonne mon verre de thé et lui tend un petit billet. Lorsqu’il s’en aperçoit, il lève ses yeux interloqués et refuse de prendre cet argent. Il dit ensuite quelques mots à Abdelrahim pour qu’il me les traduise. Le message est très simple, il veut m’offrir ce thé, car pour lui il est normal d’agir de cette manière. Mais il insiste sur un autre aspect. Il veut que je comprenne par ce geste, le jour où je me retrouverais à sa place, j’agirais de la même manière. Il est important d’agir ainsi, sans attendre aucune contrepartie. Ces mots m’ont particulièrement touché. Si une situation permet de donner, sans demander de contrepartie, il est important de le faire. La confiance en l’autre, l’entraide, se font sur cette base et si on peut compter sur le don des autres, le monde pourrait devenir bien plus agréable et accueillant que ce qu’il n’est aujourd’hui. Il termine cette leçon de vie en me disant que si un jour ses pas l’amène en Suisse, il aura grand plaisir à boire un thé avec moi.

Sur le chemin du retour, au côté d’Abdelrahim, je dois avouer que je suis un peu chamboulé par cette leçon d’humanité. La discussion est encore une fois très intéressante, pleine de simplicité. Il me propose de boire un café avec lui à l’entrée du parc abandonné. Le café se transforme en une multitude de café et plus de trois heures de discussion avec lui et ses amis, sous l’ombre d’un arbre. On parle de sa famille, du Soudan, mais il me pose aussi beaucoup de questions sur la Suisse et sur notre mode de vie. J’apprends qu’il vit avec sa femme et qu’il a une fille. Malgré son poste et son salaire, il est difficile pour lui de faire vivre sa petite famille. Lorsque je veux lui donner un peu d’argent pour le remercier et pour l’aider, lui aussi refuse, avec comme argument qu’il n’y a pas d’histoire d’argent entre amis. Il insiste aussi pour m’offrir toutes les boissons de la journée. Très touché, je n’ai pas d’autre choix que d’accepter. En fin d’après-midi, je décide de reprendre le chemin de l’hôtel, car malgré l’ambiance magique du lieu et de l’atmosphère, la chaleur a raison de moi. Après quelques centaines de mètres, j’entends quelqu’un qui m’appelle. Lorsque je me retourne, je reconnais un ami d’Abdelrahim. Il tient un billet dans sa main et me dit que cela est tombé de ma poche. En plus de leur hospitalité incroyable, ce sont des gens incroyablement honnêtes. Je dois avouer que je suis vraiment impressionné par ces actions. Le sourire collé sur mes lèvres ne veut pas me quitter durant tout le trajet du retour.
Le soir avant de m’endormir, je me promets à moi-même de revenir au Soudan pour mieux découvrir ce pays si accueillant. J’aimerais découvrir les campagnes et les gens simples qui se battent constamment contre le désert et l’aridité, où la politique autoritaire d’un dictateur, d’un roi des temps modernes. Et qui sont prêt à tout pour aider un visiteur, un ami qui vient à leur rencontre.