Entre les larmes, des sourires.

Mais quelle journée de dingue! Elle a pourtant mal commencé, dans le flou habituel de Beyrouth. Après un petit dej’ où j’avais l’impression d’être de trop, au milieu de toutes les femmes de la famille. J’ai ensuite commencé à m’attaquer à l’organisation de la suite de mon voyage. Ayant eu un petit problème de réservation pour mon vol, j’ai effectué, à contrecœur, la réservation de mon hôtel au Caire. J’ai trouvé un hôtel sympa, pas trop cher et bien placé, avec  une chambre individuelle, pour me remettre de ce périple à Beyrouth. C’est la première fois que je pourrais dormir seul depuis 13 jours. C’est un plaisir de partager la vie de mes hôtes, mais je sens que je commence à voir besoin d’un lit ou pouvoir me poser quelques heures, seul.

Je rentre d’un week-end très intense avec Hussein, qui m’a emmener avec lui dans l’hôtel où il est employé. On est donc parti avec lui et Nasser, son cousin, direction Batroun au nord du Liban. Le frère de Rayan m’avait aussi promis que je pourrais l’accompagner dans la cuisine de l’hôtel, là où il officie. À peine arrivé, on va faire un tour vers la mer, puis direction la cuisine pour commencer le repas du lendemain. 40 personnes sont conviés au mariage qui a lieu dans cet hôtel 4 étoiles. J’acquiece à la question: sais-tu couper des patates ? 10 kilos de patates plus tard et une grosse crampe à la main, je m’attaque au pesto, puis aux raviolis fait maison. Après ça je peux enfin me reposer et le regarder diriger la dizaine d’employés de l’établissement. Il cuisine à merveille. 5 plats sont prévus: canapés, salade avec des patates froides recouvertes de saumon fumé, raviolis fait main à la sauce tomate, filets de bœuf ou saumon à la sauce champignon accompagné de purée (sa grande spécialité, réputée dans tout le Liban) et pièce montée en dessert. Après avoir terminé ce premier soir harassant, Hussein nous prépare notre propre repas, en se servant dans la cuisine. Un délice, surtout les crevettes. À 1h du matin, on va se coucher pour reprendre des forces pour le lendemain. Le matin, le chef part à son poste à huit heures trente, Nasser et moi le rejoignons, à onze heure. Il nous assure que c’est bientôt fini, mais ce n’est qu’à 16h nous servons le dernier plat. J’ai eu la responsabilité de m’occuper de certains canapés (braseola fourrée à la mangue) que je compte bien essayer de reproduire lorsque j’aurais une cuisine à disposition. Ensuite mon rôle est de couper une cinquantaine de petits légumes inconnu avant de les enduire de pesto. J’ai ensuite la chance d’endosser le rôle de goûteur, avant d’aider à préparer les assiettes. Je n’avais jamais pensé que travailler dans une cuisine pouvait être si dur, le rythme y est plus intense que ce que j’avais pensé. Lorsque tous les plats sont servis, on peut se partager les restes avec les cuisiniers et profiter du fruit de notre labeur. Ca en valait la peine ! Je n’ai même pas le temps de digérer que l’on est déjà dans la mer, chaude et calme. Après cette petite baignade, je pense enfin pouvoir me reposer, mais mes hôtes n’en ont pas décidé ainsi. On prend la voiture, direction le monastère de Saint Charbel, un haut lieu du christianisme libanais et de l’église maronite. Je visite donc ce lieu magnifique, au sommet d’une montagne, avec deux musulmans chiites, qui m’expliquent la proximité de leur religion avec le christianisme et le respect qu’ils entretiennent envers les chrétiens. Cette situation est plutôt étonnante, mais elle me réchauffe le cœur, me donne espoir en l’avenir de la région et prouve que le vivre ensemble est possible. C’est ce que je souhaite pour tous les croyants du monde et de la région. Toutefois on sent dans leur discours que la situation n’est pas pareil envers certains musulmans sunnites, les ennemis de toujours et tenus encore maintenant comme responsables de Achoura. 

Lorsque nous revenons à l’hôtel, le mariage bat son plein. On y trouve des centaines d’invités endimanchés et un goût prononcé pour le kitsch. Je ne relèverai que les plus extravagantes d’entre elles: les spots visant le ciel, visibles depuis plus de 10 kilomètres, le feu d’artifice lors du passage des bagues, agrémenté par un vol de drone équipé d’une caméra pour compléter les cinq autres qui se trouvent au sol. Après ce que j’ai vu à Beyrouth, je me demande comment on peut organiser de telles cérémonies, à quelques kilomètres de scènes de pauvreté extrêmes. Mais la richesse ici, se montre. Après quelques minutes à observer ce spectacle un peu déroutant, je retrouve enfin mon lit.

Le dimanche matin je pense enfin pouvoir profiter de l’établissement, de la piscine et du wifi. Que neni, à peine debout je me retrouve dans la voiture. Au début je suis un peu déçu, mais le programme de la journée a donné raison à mes hôtes. Direction le sud du Liban, pour visiter un musée consacré au Hezbollah. Le voyage se fait au rythme de techno des années 90, de Justin Bieber et Miley Cirus entrecoupés de chansons du Hezbollah, qui a dû vendre des milliers de disques à travers le pays. Le Liban étant petit, le voyage ne dure que deux heures et même si mes oreilles saignent, cela en valait la peine. La visite du musée me permet de mieux comprendre la création et l’histoire de l’organisation et l’exposition d’arme me renseigne sur leurs moyens, très restreints au début de la résistance, surtout lorsque l’adversaire se nomme Israël. L’intelligence et la volonté ont permis de surpasser ces contraintes et de faire sortir l’envahisseur hors des frontières nationales. Ce qui est en soit véritable un exploit. Le musée est articulé autour d’armes récupérées à la fin du conflit transformées en sculptures ou simplement exposées avec quelques explications. Sayyid Hassan Nasrallah, leader actuel du Hezbollah et véritable idole des foules, à lui-même tourné la vidéo de présentation. A la fin du film, il est ovationné par les cars de chrétiens du centre du pays venus visiter cet endroit. Pour eux aussi l’organisation est synonyme de libération. À la fin de la visite, on part direction Jezzine, ou se trouve une magnifique chute d’eau, surplombée par une statue de sainte Marie. J’ai un petit pincement au cœur et une profonde pensée pour mes grands parents, qui m’ont donné une icône de cette sainte pour me protéger durant ce voyage. Ils ont choisi Marie, car les musulmans aussi la considèrent comme une sainte.  L’endroit est magnifique, entouré d’une forêt de pins et de falaises monumentales. Nasser me dit qu’au printemps, on pourrait se croire au paradis, entouré d’arbres verdoyants et de fleurs colorées, au pied d’une chute de 25 mètres. Je le crois sur parole, car l’endroit se prête vraiment à l’imagination. En rentrant, nous faisons un dernier détour. Mes amis veulent me montrer un camp d’entraînement du Hezbollah, qui s’est approprié une montagne entière pour la formation de ces soldats. Le checkpoint de l’armée officielle libanaise, précédant de peu celui du Hezbollah paraît inoffensif comparé à celui que l’on aperçoit au bord de la route qui longe cette montagne. A la fin de la journée, Hussein me propose alors de retourner avec lui à Batroun, mais j’insiste pour rentrer à Beyrouth, l’endroit est beaucoup plus intéressant. Et ce choix fut judicieux, car la journée que je viens de vivre fut pleine en rebondissement ! 

Je reviens au problème administratif évoqué plus tôt. Lorsque j’ai réservé mon billet d’avion pour Le Caire, Rayan m’a assuré que le dernier jour d’Achoura était mardi, de manière à ce que je puisse participer à la grande marche organisée dans la capitale. Mais il d’avère qu’elle a lieu mercredi, le jour de mon vol. Après avoir écouté de bons conseils, je décide de laisser tomber ce vol et d’en prendre un autre le lendemain. Je pense pouvoir apprendre, voir et vivre des choses très spéciales ce jour là, en plus d’affirmer à la famille qui m’a accueillie mon intérêt pour le jour le plus sacré de leur religion. Une fois mon nouveau vol et ma chambre d’hôtel réservés, Rayan rentre de son stage et me propose d’aller rencontrer un cousin, ce que j’accepte avec plaisir. Après quelques minutes de marche, on arrive dans son bureau, au neuvième étage d’un bâtiment qui paraît moins délabré que ceux qui l’entourent. Je ne m’attendais tout de même pas à entrer dans le bureau d’un trader. Après les présentations usuelles, je remarque que le courant passe particulièrement bien avec ce Ali, encore un de plus. C’est le sixième Ali que je rencontre depuis mon arrivée. Entre quelques achats et ventes de barils de pétrole, on commence une conversation en allemand, ce qui est la dernière chose à laquelle je m’attendais. Il a vécu quelques temps à Hanovre et à Berlin. Il maîtrise aussi l’italien et l’anglais, ayant étudié en Italie et en Allemagne, sans jamais finir de diplôme.

Lorsqu’il éteint son ordinateur, après avoir joué avec des sommes colossales, on se lance dans une partie d’échecs, que je perd naturellement. Il joue souvent et moi presque jamais. Mais je m’en suis pas trop mal sorti. Lorsque Rayan s’en va pour la mosquée, je pars avec Ali pour l’appartement de son père, que j’ai rencontré à Markaba, peu après mon arrivée. À la télévision Saiyyd Hassan fait  un discours, comme très fréquemment lors de la période d’Achoura. Ali me demande alors si j’ai envie d’aller voir l’endroit principal où est retransmis le discours, dans la plus grande mosquée de la communauté chiite de Beyrouth. J’accepte avec entrain. Deux coups de téléphone plus tard et un petit tour sur son scooter pourri, on arrive à destination et retrouve son ami. Il nous faut passer plusieurs contrôles avant d’atteindre la porte de la mosquée. Cet endroit m’aurait été complètement inaccessible sans eux. Avant d’entrer nous passons un dernier détecteur de métaux. Je peux alors pénétrer dans la mosquée, mes chaussures restent sur le côté de la salle. Plus d’un millier de personnes est rassemblé ici pour écouter leur leader, qui a  manifestement un énorme talent d’orateur. Tout est rond  et accueillant chez lui, mais l’esprit n’est pas quelque chose qui se voit à l’œil nu. Je ne comprend pas ce qu’il dit, mais ses gestes et ses intonations, puis ces cris me mettent sur la piste, en tout cas de l’émotion qu’il veut insuffler aux croyants et aux partisans. J’apprendrai en sortant que son discours porte sur les problèmes qu’il décèle dans la société actuelle, puis sur les croyances qu’il soutient qui débouchent sur les revendications politiques de l’organisation dont il est le chef.  Il élève la voix pour parler de ce dernier thème. L’endroit gigantesque, simple mais très imposant de l’intérieur. Une grande estrade se trouve à l’avant, surplombant les centaines de personnes rassemblés ici. Le discours est en direct mais le chef est toujours caché, dans une base militaire ou un autre endroit sûr, sous haute protection de son organisation. En effet, beaucoup de personnes lui veulent du mal si bien qu’apparaitre en public est pour lui très dangereux. Les murs du bâtiment sont recouverts de toiles, sombres et rouges, ou se dessine les scènes commémorée lors de l’événement. Le guerrier Hussein est représenté à cheval ou à pied, muni d’un grand sabre et dans un décor d’orient médiéval. Le bébé et les archers sont aussi présents sur certaines toiles. La finesse et la beauté de ces toiles n’ont rien de comparable à celles dont est munie la petite mosquée de quartier ou j’ai suivi mon premier Majeless. Le public est aussi plus hétéroclites, des gens de toutes origines sont là. Des africains, des iraniens coiffés de turbans, des pakistanais et un petit suisse. Il fait plutôt tâche en plus d’être l’un des seuls qui n’est pas vêtu de noir, comme le veux la coutume. J’observe alors ce que j’ai lu, chiisme est minoritaire, mais reparti partout dans le monde musulman. À la fin de l’intervention du leader, commence mon second Majeless, très émouvant lui aussi.

À la sortie de la cérémonie, lorsque je vais chercher mes chaussures, je sens une petite tape sur mon épaule, et un monsieur, assez vieux me demande en anglais si c’est moi le « suisse ». Très étonné, Je réponds par l’affirmative. Il m’offre un sourire plein de bienveillance et de tendresse, me souhaite la bienvenue et me demande mon avis sur la cérémonie. À la fin de notre discussion, il me remercie de ma présence et me souhaite une bonne soirée, suivie d’une accolade très amicale. Je ne sais pas comment il a su que j’étais là, mais il avait l’air très reconnaissant de ma présence et de l’intérêt que je porte à leurs croyances. À voir le nombre de sourires et de petites tapes sur l’épaule que j’ai reçu à ma sortie, je crois qu’il n’était pas le seul au courant de ma présence. Mais c’est moi qui devrais les remercier de m’accueillir ainsi. J’ai été très touché par cet homme, et tout autant par ces sourires, qui succèdent aux larmes versées lors de la cérémonie.

Ma soirée c’est terminée de  la meilleure des manières, quelques parties de babyfoot avec Ali et ces amis, puis une rentrée en scooter dans un Beyrouth lumineux de souvenirs et de rencontres.

Dix jours de tristesse

Je suis maintenant bien intégré dans la famille de Rayan. Je fais partie de leur quotidien, je suis moins étranger à leurs yeux, et je ressens la même chose envers eux. Je peux ainsi vraiment observer la vie de tous les jours, les habitudes, le travail, ici, à Beyrouth. Depuis mercredi, je réside dans l’appartement d’Hussein, le beau-frère de Rayan, la personne qui m’a initié à l’art de la chasse.

La première chose à comprendre ici, dans les quartiers sud de Beyrouth, est que c’est la religion qui définit la plupart de vos actions. La famille dans laquelle je suis est très croyante. Toutes les femmes portent le hijab, le voile qui cache les cheveux et le corps jusqu’aux mains. Elles ne le portent comme une contrainte, mais comme une fierté. Il m’est interdit de leur serrer la main ou de les toucher, ce privilège est réservé aux gens de la famille et après leur mariage, à leurs époux. Je les salue d’une main sur le cœur et d’une petite révérence respectueuse. Cette famille est très ouverte par rapport à certains autres croyants. Ici la femme est à peu de choses près l’égal de l’homme car il y a une grande confiance entre les membres de la fraterie. Les filles ont la permission de sortir de la maison, de voir qui elles veulent. Les parents savent qu’ils peuvent laisser leurs enfants faire ce qu’ils veulent, dans le respect des règles tacites. En contrepartie, les enfants les mettrons au courant de leurs activités. Rayan a même eu la permission de voyager seule, ce qui n’est absolument pas courant ici. Toutefois, voyager n’est pas non plus courant pour les hommes, mais pour d’autres raisons, principalement administratives. Il est difficile de sortir de ce minuscule pays, qui compte 4 millions d’habitants et qu’il est possible de traverser en quatre heures de voiture, du nord au sud. Enfin , si le trafic le permet, ce qui est rarement le cas. Hussein, le frère de Rayan, à 27 ans et n’a pu sortir qu’une fois d’ici, pour aller visiter la Malaisie. Rayan elle a plus de chance. Son statut d’internationale du football libanais lui ouvre de nombreuses portes. Ces parents comprennent et acceptent les opportunités qui s’offrent à elle et ne l’empêchent pas de les saisir. J’ai pu ressentir que ce petit territoire est souvent perçu comme une prison, agréable mais close.

Les femmes de la famille travaillent aussi, elles ne sont pas confinées qu’au tâches ménagères comme c’est le cas assez couramment, m’a-t-on dit. La mère tient un petit magasin de chaussures neuves et d’occasions, la plupart des sœurs travaillent dans la comptabilité ou en tant qu’infirmières, tandis que Rayan et sa cadette poursuivent leurs études universitaires. Tous les enfants de la famille ont eu le privilège d’aller à l’université, ce qui donne un certain statut et un petite sécurité à toute la famille. J’ai eu l’occasion d’aller voir le beau-frère de Rayan dans son atelier de menuiserie et en fin de semaine, j’ai accompagné Hussein dans un des hôtels où il officie en tant que chef cuisinier. Peut-être pourrais-je même faire une sorte de stage à ses côtés, derrière les fourneaux. Le père de Rayan, lui, à plusieurs casquettes. Il possède quelques étalages au souk, où il mandate des gens pour travailler pour lui, aide sa femme dans la gestion du magasin et officie en tant que taxi lorsqu’il a du temps libre. Malgré la multitude d’activités pratiquées dans la famille, ils vivent dans un petit appartement comprenant un salon-salle à manger, une chambre pour les femmes, une cuisine, une chambre pour les hommes et deux salles de bains. Toutefois, cette promiscuité ne semble pas les gêner. Leur situation me parait même enviable en regardant les immeubles qui bordent le leur.  La journée de travail fini aux alentours de 16h, et ils se retrouvent alors pour manger un souper copieux, digne des meilleurs restaurants libanais d’occident. Il est quand même important de soulever que la préparation du repas et les tâches ménagères sont souvent la tâche des femmes, même si le père met régulièrement la main à la pâte, ce qui est aussi très progressiste pour ici. Et tout le monde refuse mon aide, l’hôte n’est pas sensé travailler dans la maison. Mais aujourd’hui, j’ai fait la vaisselle en douce, sans que personne ne me voit.

Ici, beaucoup de gens me répètent que j’ai choisi les pires jours pour venir visiter le Liban, car c’est la période d’Achoura. Je n’avais jamais entendu parlé de ce temps religieux, mes connaissances sur la communauté chiite se limitant à la base du schisme avec la communauté sunnite. Et c’est exactement cela dont il est question. J’ai appris, lors de mes trajets en voiture avec Hussein, qu’il s’agissait de la commémoration du massacre des partisans et de la famille d’Ali et d’Hussein (pas le frère de Rayan, le fils d’Ali et descendant de Mahomet).  Ali est le descendant désigné par le prophète à sa mort pour diriger l’islam. Durant ces dix jours de tristesses, les écrits du massacre de cette famille sont lus, jours après jours, dans les mosquées chiites. La commémoration est partout. Il est coutume durant cette période de porter du noir, qu’il est possible d’agrémenter avec du vert (symbole de l’islam) ainsi que du rouge. Les quartiers sud de Beyrouth sont submergés par cette marée noire humaine. Le visage dans gens reflète leur tristesse, autant dans la rue que dans l’enceinte des maisons. Des chants narrant cette histoire sont diffusés par des sonos itinérantes et des drapeaux noirs, verts et rouges flottent presque à chaque fenêtre. Même les programmes télévisés, que j’ai eu l’occasion de découvrir  hier, sont adaptés pour les circonstances. Les chaines musicales jouent des morceaux en rapport aux massacres des premiers patriarches martyrs chiites. Des images d’anciennes Ashoura des quatre coins de la terre, attestent de l’importance de l’évènement. J’ai même eu l’occasion, hier soir, d’accompagner Hussein et son père à la mosquée pour la lecture d’un des passages. Cette communauté étant une cible privilégiée des terroristes de la région, la sécurité était immense et assurée par le Hezbollah, m’a-t-on dit. Ainsi, la route bordant la petite mosquée de quartier a été fermée. Mon physique et mon visage n’étant pas familier à la communauté de la mosquée, j’ai directement été appréhendé par un homme très impressionnant de la sécurité lors de mon entrée dans le périmètre du lieu de culte. Dès qu’Hussein lui a expliqué que j’étais un ami de la famille et que je voulais simplement participer au culte, les soupçons que je sois un espion envoyé par Israël s’envolent. Un grand sourire est apparu sur le visage de l’homme, qui m’a alors tendu la main et m’a offert une poignée de main très franche. Hussein m’expliquera après coup qu’il est le responsable de la sécurité de cette mosquée, et accessoirement, un homme haut placé au sein du Hezbollah. Mes amis ici me permettent de faire des connaissances intéressantes et plutôt sécurisantes. Nous pouvons alors entrer dans la mosquée, qui est très différente de celle que je vous ai décrit il y a quelques jours. Celle-ci est plus petite, enterrée si bien que le plafond se situe à hauteur du sol. Les décorations sont sobres, il n’y a que quelques carreaux à motifs derrières le mokhtar, si cela s’appelle aussi comme cela pour les chiites. Quelques draps, sombres, pourpres et verts sont accrochés aux murs, sur lesquels sont dessinés des lunes transpercées de flèches, ainsi que des écritures dans les mêmes tons. Sur un drap, on peut voir la silhouette d’un homme portant par un turban blanc, et dont le visage est effacé. Il est remplacé par un halo de lumière claire, seule touche lumineuse dans cet univers sombre. S’agit-il du prophète ? De l’imam Ali ou encore du courageux Hussein ? Il met impossible de le savoir et impensable de poser la question à mes hôtes. En sortant j’apercevrai encore un autre silouhette, portant un bébé.  L’enfant a une flèche ensanglantée, plantée au milieu du front. Rien de très réjouissant, à l’image de la période vécue par les croyants. À gauche de la salle, se trouve l’espace réservé aux femmes, séparé du reste de la mosquée par un drap noir. Cet arrangement de l’espace vise à garder les hommes concentrés, pleinement dévoués à leur dieu et non soumis à la tentation.

L’office commence, des jeunes hommes distribuent des mouchoirs à toute l’assemblée, pour essuyer les larmes me dit Hussein. Lorsque le Shekh commence à raconter l’histoire de ce qu’il s’est passé, 14 siècles plus tôt, l’assemblée, noire, se cache les yeux. Les lumières ont été éteintes et seul l’avant de la salle est éclairé. Le prêcheur commence alors à chanter l’histoire et la mort d’Hussein. Les larmes commencent à couler. Sa voix vacille et la fin de ses phrases sont secouées par ses propres sanglots. Je ne comprends pas un seul mot de ce qu’il est en train de rapporter, mais mon estomac se sert et mon coeur bat très fort, touché par la tristesse ambiante. À la fin de la première partie de l’histoire, on allume les lumières et il commence alors une sorte de sermon, sur un autre ton, plus léger. Je saisis alors deux mots dans son « homélie » : Facebook et Whatsapp. Hussein m’expliquera qu’il a mis en garde les croyants face aux dangers que peuvent, dans certain cas, représenter ces réseaux sociaux. Quelques minutes plus tard, les lumières sont à nouveau éteintes, et la seconde partie de l’histoire continue. Après quelques secondes de chant, les sanglots reprennent, encore plus violemment qu’auparavant. Ali, à côté de moi n’essaye pas de retenir ces larmes, qui coulent le long de ses doigts. Devant moi, un homme, jeune et fort, serre son enfant dans ses bras, comme pour le protéger des archers sunnites. Les autres hommes sont recroquevillés, la tête entre leurs mains. Même les montagnes de la sécurité, dont le tour de garde a été confiés à de jeunes adolescents, ne peuvent pas retenir leurs larmes. Sans comprendre ce qui est dit, des larmes viennent mouiller mes yeux. La souffrance est palpable et l’émotion, très prenante. Je ne comprends pas les paroles, mais je ressens la force des émotions. À la fin de l’histoire, l’assemblé répète en cœur une phrase. Quelque chose comme « Beni soit Mohammed, Ali et Hussein, envoyé sur terre pour transmettre le message de dieu ». C’est comme ça que je le comprends.

Tous les jours, durant Ashoura, sont relatées les écrits de ce massacre et cette commémoration prend fin le 10ème jour. Une marche, à laquelle prennent part tous les chiites, est organisée dans chaque ville et j’ai eu l’occasion d’y participer, lors de mon dernier jour au Liban. A minuit, le soir précédant, toutes les routes de la banlieue sud de Beyrouth sont bloquées, et la sécurité, assurée encore une fois par le Hezbollah, est inimaginable pour des occidentaux. Je pense avoir passé une quarantaine de checkpoints pour arriver au centre de l’événement. Le Majeless (nom des cérémonies de commémoration) a lieu dans la rue, qui est littéralement envahie par les croyants. Hussein, m’a donné une estimation du nombre de participants: autour de 500’000 à Beyrouth, mais cela me paraît un peu biaisé. Mais leur nombre reste très impressionnant. Des sonos ont été installées partout pour porter la voix du Shekh. Les gens sont assis où debout, sur les balcons et les murets. Et ils pleurent encore plus fort qu’auparavant, car le dernier jour est celui de la mort d’Hussein et de ces adieux à sa sœur. Lorsque la cérémonie est terminée, tout le monde se lève et marche. Des slogans sont hurlés : Na Beika Ya Hussein. Nous prendrons ta revanche Hussein. Et toutes les personnes de sa famille seront aussi vengés. Des chants sont repris par des milliers de personnes, les rythmes sont frappés à coup de main sur son propre torse, et se combinent au bruit des pas donnant à cette marche des allures de défilés militaires. La foule avance, vers le bout de l’avenue. Des discours sont aussi donnés sur une grande place et cette année un personnage de marque y participe. Sayyid Hassan, le leader du Hezbollah, est venu en personne donné son discours. Ce qui est vraiment remarquable car beaucoup de personnes voudraient mettre sa tête au bout d’un pieu, comme celle d’Hussein après sa mort. Il fait très peu d’apparition publique, et celle-là est particulièrement spéciale, aux vues des risques qu’il prend et de l’occasion. Mais il le fait pour les gens qui croient en lui, c’est-à-dire quasiment l’ensemble de la communauté chiite libanaise, et beaucoup d’autres personnes à travers le Liban, m’a-t-on dit. Je ne comprends pas ce qu’il dit, mais on m’explique une partie, portant sur les récents attentats au Yemen, visant le peuple chiite lors de leurs commémorations d’Achoura. La famille pense que les personnes qui ont fait cet attentat, sont, symboliquement, les descendants des meurtriers de la famille d’Hussein.

Beaucoup de choses m’échappent encore par rapport à cette communauté, leurs croyances et leur place dans le monde musulman. Mais j’ai tellement appris durant ces 10 jours de tristesse, que pour moi, ce n’était pas le pire moment pour venir visiter le Liban, au contraire, c’était un moment très intéressant, et émotionnellement très intense. La famille, autant celle de Rayan que celle d’Ali, n’est pas près d’oublier Hussein. Et je me demande quelle conséquences cette mémoire gardée entrainera des conflits, politiques et religieux, dans cet orient tourmenté. Mais je suis sûr que leur foi, elle, restera intacte, au fond de leurs cœurs.

Les grenades du Hezbollah

N’ayez pas peur du titre, vraiment. Il peut être un peu effrayant, mais les seules grenades que j’ai vu ici sont délicieuses et poussent sur les arbres. Les seuls fragments qu’elles contiennent sont comme de petits rubis sucrés.

Je suis bien arrivé au Liban, même si je me suis un peu planté avec mon vol. En effet, je suis arrivé avec 4 heures d’avance à l’aéroport. Mais bon il vaut mieux ça que l’inverse. Rayan et son père m’ont réceptionné à mon arrivée à l’aéroport de Beyrouth. Je savais que mon premier passage à Beyrouth serait court. La famille retourne dans leur village d’origine pour se voir et passer le week-end ensemble. Un petit dèj’, une douche et c’est parti pour le Sud.

On part en voiture, Rayan au volant. Je m’attendais à un plus long voyage, mais 2h suffisent pour atteindre le village, proche des frontières israéliennes et syriennes. Sur la route, on passe un poste un peu spécial, des militaires bordent la route que nous empruntons sans que cela ne semble étrange aux occupants des voitures. J’ai appris après coup que les étrangers avaient besoin d’une autorisation spéciale pour se rendre dans cette région. Heureusement, Rayan et sa famille m’ont assuré qu’il n’y avait pas de problème pour moi et qu’avec eux, tout irait bien. Je les crois sur parole. La raison de ce checkpoint ? Il y a quelques mois, deux syriens sont allés dans cette région pour tirer une roquette sur Israël de manière à attiser les anciens troubles de la région. Donc ce ne sont que des précautions et un petit suisse en vacances dans une famille originaire de là-bas ne devrait pas poser problème.

Nous arrivons alors à Markaba, notre destination. J’avais été prévenu que l’endroit serait vétuste, et à raison. Un petit jardin, deux pièces et une salle de bain. C’est là que vivait leur grand-mère. La maison se trouve en haut d’une colline et offre une vue imprenable sur toute la région. Magnifique, on dirait le Jura, en un peu plus désertique. J’ai l’impression d’être transporté dans les images de la Bible, que j’imaginais durant mes années de catéchisme. Tout est différent ici. Je goute des figues, des citrons et des grenades, un fruit que je n’avais jamais gouté auparavant. Tout est pris à la source, à même les arbres. Là, je rencontre le reste de la famille. Une petite famille m’avait-on dit, mais pourtant, nous sommes au minimum une douzaine. Il y a les frères et soeurs de Rayan, des enfants… et certains manquent à l’appel ! Leurs prénoms sont ceux de Saints musulmans. Cette famille est chiite, très croyante et pratiquante. Ainsi, chacun prend un petit moment dans la soirée pour s’éloigner et prier. Peu de gens parle anglais, encore moins français, Rayan me prête donc sa voix pour la communication. Après le souper, un des meilleurs de ma vie, les gens me questionnent sur moi, la Suisse et l’Europe, notre vision du Liban ou les habitudes et croyances. Rayan peut m’aider car elle est venue en Suisse et à Berlin quelques temps. On me pose aussi une question sur la guerre en Suisse et ma réponse, concernant la guerre du Sonderbund, les fait pleurer de rire. Après ce qu’ils ont vécus c’est compréhensible. Les hommes fument le narghilé, on boit du thé en mangeant des petites graines salées. Toute la famille a le sourire, est unie et est très accueillante. J’ai toujours la meilleure place, le plus beau fruit, la plus belle brochette. A une certaine heure, Hussein, le beau-frère de Rayan pose son narghilé, part quelques minutes et revient avec une petite boite carrée. Je lis en français dessus : 25 Cartouches – 9 millimètres. Il entre dans une des pièces et en ressort avec deux fusils, des « baroudis » comme on dit ici. Il rigole en me voyant devenir livide et m’invite à venir chasser avec lui et son beau-frère, le lendemain matin. Ce que j’accepte un peu perplexe mais curieux. La cible, les petits oiseaux de la région. Ils en ramèneront quand même une douzaine.

Avant d’aller me coucher dans la chambre des hommes, je passe par la salle de bain et remarque, au mauvais moment, l’absence totale de papier. J’observe autour de moi et identifie un petit pommeau, situé à côté des toilettes; une « douche à fesse ». J’en avais déjà entendu parlé, mais je l’expérimente pour la première fois. C’est exotique, mais très efficace.

Le lendemain matin, départ pour la chasse. On prend la voiture, avance de quelques centaines de mètres, puis la dépose à la sortie du village et on commence à chasser. Ma cible à moi, les cactus, j’évite les cibles vivantes, par conviction et par peur de faire un faux mouvement. Et étonnement, je n’en rate aucun. Ils ont l’air de penser que je suis doué. C’est très impressionnant de se servir d’un baroudi. Le bruit, le recul de l’arme et l’impact de la balle me sont nouveaux et je dois l’avouer, peu agréable. Mais l’expérience est intéressante.

Je pars ensuite avec Rayan et Ali, son père, qui me parle de l’histoire de la région, de sa famille, de ses terres. Je goute aux fruits, à même les arbres sauvages de la vallée. Je rencontre un cousin, qui nous offre le café dans sa maison en construction. En rentrant à notre sommaire résidence, Rayan me demande de lui donner un cours de français, ce que je fais avec plaisir. Pour me remercier, elle m’apprend quelques rudiments d’arabe. J’apprends les bases, les formalités et les mots courants, mais je ne suis pas très bon. J’ai de quoi travailler maintenant. Après le repas, la famille discute dans le jardin et beaucoup de cousins éloignés viennent prendre des nouvelles. Je joue aussi avec Ali (Loulou) et Jawad (Gougou), les deux bébés de la famille. Ils ne parlent pas encore mais on se comprend. Rayan me convie à une partie de foot, et m’humilie tellement elle joue bien. Elle m’explique qu’elle a gagné le championnat de futsal avec son équipe cette année. Elle joue aussi dans l’équipe de son université et dans une des meilleures équipes féminines du Liban. Même blessée, elle me met un nombre incalculable de petits ponts. Le foot lui permet d’étudier; elle a obtenu une bourse pour jouer dans l’équipe de l’uni. Une belle opportunité pour elle. Vous ne la connaissez pas encore, mais je vais vous parler plus amplement d’elle d’ici peu.

La fin de la journée se déroule calmement. On me met juste au défi d’aller chercher des grenades dans un arbre, ce que je fais à la surprise générale. Je gagne en respect, même si j’en avait déjà trop du fait de mon origine et des choses que je symbolise. J’apprends aussi cette après-midi là que nous sommes dans un des fiefs du Hezbollah et que la famille à une grande admiration et une grande sympathie pour cette organisation. Pour eux, ils représente la libération du Liban face aux envahisseurs israéliens ou syriens et protège leur intégrité politique et religieuse. Tout le monde en parle avec un grand sourire et beaucoup d’estime. On m’explique aussi que les drapeaux qui bordent la route sont ceux de l’organisation ou de branches affiliée, que certains morceaux joués à coin dans la voiture sont produit par l’organisation. D’après eux, il n’y a aucune animosité de la part de ces adhérents, seulement une volonté de justice et de protection nationale. Ce sont ces motivations qui expliquent leur entrée dans la guerre en Syrie, conflit qui menace directement le Liban par sa proximité. De la prévention me dit-on. Je n’adhère pas à tous ce que l’on me dit, mais le garde en tête pour ensuite aller le confronter à d’autres sources. C’est très intéressant d’apprendre ce que pense des gens qui ont vécus proche de cette organisation.

Avant de rentrer à Beyrouth, on m’emmène à la frontière israélienne. Elle est gardée par une mission des nations unies, par une dizaine de gardes philipins et deux véhicules blindés. La frontière elle-même est électrifiée et mortelle me dit-on, au cas où les dizaines de caméras qui les surplombes ne suffisent pas. Cet endroit est très impressionnant à voir. Derrière une haute colline, c’est la Syrie. Beaucoup de choses se passent et se sont passées à cet endroit et les habitants se préparent aux suivantes, car l’animosité n’est surement retombée que momentanément. Mais je suis bien accompagné et j’ai la chance de le voir  à un moment calme.

En rentrant à Markaba, Rayan et son père me parlent de leurs croyances, mais le trajet est court. Je vais tenter d’en apprendre plus durant mon séjour. J’ai hâte de parler d’islam, de paix et de la fin du monde, qui est très proche selon eux. En tout cas, mon arrivée au Liban commence par une vraie aventure et beaucoup de choses que je ne pensais jamais voir ni faire de ma vie.

Wallah, j’espère que ça continuera ici, à Beyrouth !

(Ecrit le lundi 3 octobre, bon anniversaire petit frère ! )