La fuite

Après avoir passé la journée avec mon ami Eiseed, j’ai fait une autre rencontre très intéressante à l’hôtel. Une jeune fille était arrivée le soir d’avant, le pas très pressé et la mine soucieuse. Je lui ai par hasard adressé la parole ce qui a mené à une conversation de plus de trois heures. Son parcours est plutôt singulier. Originaire de Somalie, elle est née au Canada et a vécu partout au Moyen-Orient mais aussi au Soudan et à Nairobi, son père étant homme d’affaire. Elle parle aussi quatre langues et est sur le point de finir ces études de médecine à Khartoum. Son air préoccupé n’a pas empêché la conversation d’être agréable et joyeuse. Comme toutes les femmes de sa religion elle porte le hijab et respecte scrupuleusement les règles issues de sa religion. Malgré sa culture assez occidentale, issu de ses nombreux voyages partout dans le monde et de sa naissance au Canada, nombreuses sont nos habitudes qui lui sont inconnues et lui semblent étranges. Par exemple, elle n’a jamais envisagé qu’il était possible de boire de l’alcool sans être ivre. Ou encore que je puisse aider ma mère dans les tâches ménagères. Elle est aussi très impressionnée lorsque je lui annonce que lors de ce voyage, je lave ma propre lessive à la main. Enfin, j’essaye. L’échange est très enrichissant. J’apprends aussi beaucoup sur la culture arabe, surtout en ce qui concerne le rôle de la femme, dans une société arabo-africaine. Nous en sommes venus à ce sujet lorsque j’ai plaisanté en demandant si les croyants avaient l’habitude de se recoucher après la prière du matin. Elle m’explique que les hommes le font régulièrement, mais que c’est impossible pour les femmes, surtout les premières nées de la famille. Etant elle-même la plus âgée de sa fratrie, elle a une matinée très chargée. Après avoir prié, elle doit s’occuper, avec sa sœur, de préparer ces trois petits frères et sœur pour l’école. Elle doit ensuite se préparer pour aller à l’université, mais aussi s’occuper du petit déjeuner de toute la famille. Après ses cours, c’est encore à elle que revient la tâche de prendre soin des plus petits. Elle m’explique aussi qu’il est courant pour une mère de laisser toutes ces tâches aux filles ainées de la famille, et de prendre du bon temps à la maison. Elle-même est complétement dépendante de sa famille : Impossible pour elle de sortir de la maison sans l’aval de son père. Ses frères ne sont pas non plus tenus de l’aider pour quoi que ce soit, au contraire ! Elle est même parfois tenue de nettoyer et de ranger leurs chambres. Ces restrictions sont pour elle de plus en plus dure à vivre. Le seul moment où elle n’est pas à la merci de ces coutumes est lorsqu’elle est à l’université.

Au-delà de cette conversation plutôt normale jusqu’ici, je lui demande alors la raison de son séjour ici. Sa famille vit à Khartoum, et d’après ce qu’elle me raconte, il est plutôt difficile d’imaginer sa famille la laisser partir dormir dans une auberge de jeunesse. A cette question, son visage redevient tendu et froid. Elle me demande si je veux vraiment savoir, et que si oui cela pourrait prendre un peu de temps. Comme j’acquiesce, elle commence à raconter. Elle est en fuite. Elle fuit sa prison familiale, mais surtout les violences que lui font subir son père et d’autres personnes de sa famille. Elle m’explique que la violence est assez courante dans sa culture, et que ce sont souvent les femmes qui en sont victimes. Mais pour elle, cela n’a rien à voir avec sa religion, bien plus avec les us et coutumes du pays de sa famille. Elle est originaire de Somalie et m’explique que son père n’a jamais laissé de côté sa culture d’origine. Ce type d’événement arrive, d’après elle, a beaucoup de femmes et enfants à l’intérieur des murs des maisons.

Avec l’aide de sa sœur, elle a réussi à fuir la maison sans que son père ne s’en rende compte. La meilleure solution à ce moment-là était de courir se réfugier à l’ambassade du Canada pour leur demander de l’aide. Elle espère qu’elle sera rapatriée sur le sol canadien pour se trouver enfin loin de son père. En effet, le Canada pratique le droit du sol. Y était née, elle possède donc le passeport canadien et peut légitimement faire appel à ce pays pour assurer sa protection. Dans le meilleur des cas, la délégation canadienne pourrait l’envoyer en lieu sûr au Canada et l’aider à recommencer sa vie. Elle m’explique que la réponse définitive tombera le lendemain. Cela fait maintenant quatre jours qu’elle est en fuite et son père met tout en œuvre pour la retrouver. Il a aussi pensé à l’ambassade, mais elle ne lui a donné aucune information. Actuellement, il a mandaté des gens pour vérifier les différents hôtels de la ville, et a contacté tous les amis de mon cette jeune femme qui va devenir mon amie. Mais le plus affolant, c’est qu’elle ne peut s’en sortir seule. Elle n’a pas d’argent, puisqu’elle n’est pas autorisée à sortir de la maison pour travailler. Les gens de l’ambassade semblaient toutefois confiant, et mettent tout en oeuvre pour l’aider à trouver une solution.

Je suis personnellement très touché par cette histoire et cette situation. Je lui promets que je vais tout faire pour l’aider, durant mon séjour ici.

La suite est assez longue et pleine de rebondissement. Je consacrerais cinq jours ici à chercher des informations pour elle, la soutenir et tenter de trouver des solutions. L’ambassade a refusé de l’extrader, argumentant que son père a assez d’argent pour lui payer le billet d’avion jusqu’au Canada. Cette réponse peut sembler absurde, mais parfois les méandres de la bureaucratie sont difficiles à comprendre. Les pistes que l’on creuse alors sont ses amis à l’étranger qui pourrait l’aider à sortir du pays. L’idée de partir directement au Canada est difficilement réalisable, car assez chère. Le nombre d’amis susceptible de l’aider est aussi assez petit, car de par sa situation, le seul endroit où elle a pu sociabiliser un minimum se limite à l’école. On contacte tous ses amis vivant aux Emirats Arabes Unis qui pourrait peut-être l’aider. Mais personne n’a d’argent, ou s’ils en ont, ils n’ont pas de moyen pour le lui faire parvenir. Une employée de l’ambassade, très touchée par son histoire, s’investit particulièrement pour que la situation s’améliore. Elle nous apprend aussi que son père s’est mis en tête de contacter les services de l’aéroport, de manière à fermer toutes les portes de sortie. La cage commence alors à se refermer et l’espoir à se réduire. Jusqu’à ce qu’il contacte l’ambassade pour proposer de prendre en charge le billet d’avion, avec une enveloppe supplémentaire pour subvenir aux besoins de sa fille pendant six mois. En échange, il demande à voir sa fille. Mon amie sens le piège si bien qu’elle refuse de le rencontrer, à raison. Lorsqu’elle se rend à l’ambassade pour récupérer la fameuse enveloppe, elle ne contient qu’une lettre, et 200 francs soudanais, l’équivalent de douze dollars américains.

On continue alors à chercher des amis pouvant potentiellement lui venir en aide. Mais la situation semble bloquée. Seul un lointain ami résidant en Belgique se démène réellement pour la sortir de ce cauchemar. Mais aucun moyen de payement international ne fonctionne ici, et il est très difficile de transférer de l’argent. De plus, l’argent doit être retiré par la personne à qui le virement a été fait. Présentant de trop gros risque, cette possibilité est elle aussi abandonnée.

Lorsque la situation est définitivement bloquée ; mon amie est toutefois convoquée par l’ambassade sans qu’elle ne donne de raison. J’occupe alors mon après-midi, soucieux de savoir ce qui s’y passe. La convocation s’est avérée être une rencontre, entre les parents et leur fille, sous l’œil vigilant du consul. C’est ainsi que la situation s’est réglé : son père lui a fait plusieurs promesses qui, si elles ne sont pas tenues, susciteraient des sanctions judiciaires. En aidant mon amie à porter sa valise, elle m’apprend que son père s’est engagé à lui financer un appartement en collocation le temps qu’elle finisse ses études de médecine. Elle ira ensuite vivre chez une de ces tantes aux Etats Unis. Grâce à l’aide de l’ambassade et à sa tentative de fuite, elle a réussi à obtenir quelques garanties pour une vie meilleure. Difficile d’imaginer qu’il ait réalisé la pression et l’enfer, qui ont poussé sa fille à partir dans l’inconnu, à tenter de rejoindre un endroit qu’elle ne connait pas, alors qu’elle n’est jamais vraiment sortie du cocon de sa maison familiale. Mais il semble avoir fait un pas vers elle. Reste à voir s’il tiendra ses engagements.

Alors qu’elle rentre chez elle, on se promet de se tenir au courant, moi de mon voyage un peu fou, d’ailleurs mon surnom est « Crazy Swiss », et elle de sa situation familiale. Malgré le stress et l’angoisse entre les moments de rush et de stress, on a passé de très bons moments. On a beaucoup rigolé et beaucoup échangé malgré les grandes différences culturelles et le poids de la situation. J’ai été touché lorsqu’elle m’a remercié de l’avoir accompagné durant cette épreuve, et que sans moi elle aurait eu beaucoup de mal à gérer cette situation.

Cette expérience m’a fait réaliser à quel point les gens sont enfermés, enchevêtrés dans des normes et des coutumes extrêmement contraignantes ici. Le Soudan a de mauvaises relations avec beaucoup de grandes puissances internationales. Les sanctions qui en découlent sont assurément plus contraignantes pour le peuple que pour la classe dirigeante. En plus de la mauvaise gestion du pays, les chances d’améliorer sa propre situation en dehors des frontières sont infimes. La plupart des portes sont simplement fermées. Et encore, dans le cas de mon amie, elle possède un passeport canadien. Même avec cet atout incroyable et des raisons plus que valables, il lui était impossible de trouver une solution pour quitter le pays. Cette expérience m’a fait réaliser la chance que j’ai d’être né en Suisse et de détenir un passeport me permettant de voyager partout dans le monde. Je pense que des gens dans le besoin, voire en situation de détresse, je vais malheureusement encore en rencontrer beaucoup. Bien qu’il me soit difficile de les aider concrètement, j’essaie au moins de leur montré qu’aucune barrière n’entrave la bienveillance.
 

 

Une réflexion sur “La fuite

  1. Tibaud, j’ai demandé de tes nouvelles car sur whatsapp j’ai mis des messages et je reste sans réponse.
    Terri m’a donné un site. MAGNIFIQUE ton parcours et tes textes.Bravo et bonne route. Chevalier Claude et Marie.

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