La première enquête d’Albert Londres, ayant fait scandale en France et plus largement dans le monde occidental, traitait du « Bagne de Cayenne ». Lorsque que je l’ai feuilleté, j’étais en partie convaincu que des atrocités pareilles ne pouvaient pas avoir lieu, cent ans plus tard. Un autre papier de ce célèbre reporter révélait les atrocités commises par les belges dans leurs colonies. C’est le fameux scandale des « mains coupés ». A nouveau, la barbarie dont faisait preuve certains coloniaux me paraissait être de l’histoire ancienne. Mais aujourd’hui, je sors de la prison de Kabare et tous mes idéaux se sont envolés. Ce bagne se situe à deux pas de Bukavu, la capitale du Sud-Kivu. Posé au sommet d’une montagne à l’entrée de la chefferie de Kabare, l’enceinte fait penser à une forteresse de brique rouge, laissée à l’abandon. Seuls les panneaux de l’entrée, annonçant de potentiels travaux, donnent l’illusion que quelqu’un se soucie encore de cet endroit.

Je m’y suis rendu aujourd’hui avec mon ami Adrien, qui est l’aumônier des prisons de la région. Il vient célébrer une messe pour les prisonniers à l’occasion du nouvel an. En effet, il a la lourde tâche de souhaiter une bonne année aux détenus. Pour toutefois adoucir ce moment difficile, Adrien et l’équipe de l’aumônerie a toutefois prévu un petit présent à distribuer à chacun des prisonniers. J’étais déjà venu dans cet endroit il y a quelques jours. Les prisonniers paient le prix fort de la gestion inexistante du pays, l’indifférence et de la corruption des pouvoirs publics. Lors de ma première visite, j’avais appris qu’aucun d’eux n’avaient mangé depuis plusieurs jours déjà. Mais Adrien, en apprenant la nouvelle, a couru acheter des haricots pour ces pauvres hommes qui purent enfin se restaurer, pour la première fois depuis 5 jours. Depuis ce repas frugal, datant de la semaine dernière, rien ne leur a été donné, si bien que pour se rendre à l’office, beaucoup ont à peine la force de se déplacer. L’endroit en lui-même est plus qu’insalubre : les 242 détenus se partagent une cour principale et trois dortoirs. La plupart n’ont pas de lit et dorment par terre, entassés les uns sur les autres. La cour sert accessoirement de terrain de football, lorsque les détenus ont la force de jouer. Ma mère et Adrien essayent par ce biais, de rendre leur souffrance un peu moins invivable. Un dortoir a aussi été fermé à cause d’une tentative d’évasion où les hommes, morts de faim, ont tenté d’enlever les briques du mur à coup d’ongles. Ils y sont presque parvenus. Il ne restait qu’une brique.

Pendant la messe, la plupart d’entre eux sont assis par terre, leurs pieds nus dans la poussière. Malgré la chorale qui donne de la voix, tente de réchauffer l’atmosphère, ces hommes regardent dans le vide. Certains n’ont même pas la force de se lever. Adrien leur offre une messe pleine de messages d’espoir, mais il est difficile de savoir si ces paroles parviennent jusqu’aux oreilles de l’audience. Après quelques minutes, un homme s’effondre. Sans s’affoler, ses voisins lui empoignent les mains et les jambes et l’emmène dans la pièce qui sert d’infirmerie. Il recevra un peu d’eau et quelques biscuits, juste de quoi le réveiller. Il sera bientôt rejoint par un autre jeune homme, s’étant lui aussi effondré durant la messe. Mais lui n’a pas la chance d’avoir un lit, il restera sur les graviers devant l’infirmerie. Lorsqu’Adrien a terminé, nous leur offrons les cadeaux. Les petits sacs contiennent du savon, du sel, du sucre et du soja. Malgré quelques visages qui esquissent un sourire, la plupart continuent à venir demander davantage. Je comprends réellement ce que l’expression « mourir de faim » signifie depuis ce moment-là. Le dernier cadeau est un sac de chou, que tous les détenus devront se partager. Il n’y en a toutefois pas suffisamment pour que chacun puisse en recevoir un. La distribution se fera à la lancée, celui qui attrapera un chou sera alors aussi heureux qu’en danger. Ici, c’est la loi du plus fort. Nous réservons toutefois deux choux pour la seule femme détenue dans ce bagne. Avec ses deux jumelles de trois ans. Ces enfants sont nés en prison et n’ont jamais vécu en dehors de ces murs de pierre. Le tribunal n’ayant trouvé personne pour les garder, elles ne connaitront jamais la liberté et l’insouciance de l’enfance mais la faim, la promiscuité et l’enfermement.

Ces gens ne sont sûrement pas des anges. Mais à défaut d’être des anges, ils restent des êtres-humains. Personne ne devrait vivre dans ces conditions. Une somme d’argent a surement dû être alloué par les pouvoirs publics à la gestion des prisons, mais elle a été détournée avant d’arriver jusqu’ici. Déjà que la vie en dehors de l’enceinte est particulièrement difficile, ici elle semble impossible. Même des enfants vivent dans cet enfer. Les seules personnes qui se battent et qui réussissent à faire survivre ces pauvres bagnards sont les membres du clergé. Sœurs, Abbés, ou simples membres de la communauté religieuse essaient de faire respecter les droits humains, de nourrir et de rendre un peu de dignité à ses pauvres oubliés. L’Etat profite, l’Eglise se débat, comme c’est le cas pour beaucoup de choses dans ce pays. Même les applaudissements et les sourires, lorsque Adrien m’a présenté comme celui qui leur amenait les ballons, le fils de Da Véro, ne me consoleront pas de la souffrance qui régnait dans cette prison et que j’ai ressenti si vivement. On m’avait prévenu que cette prison était une des plus dures du pays. Bientôt j’irai visiter la prison centrale de Bukavu, que l’on m’a décrite comme plus clémente. J’irai bientôt voir par moi-même ce que cela veut dire ici.

 

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Une des deux petites filles, qui n’a jamais connu la liberté

 

4 réflexions sur “Le regard vide, le ventre creux

  1. Coucou Thibaud, toujours magnifiques tes textes, BRAVO 👏 mais le dernier est très poignant quelle tristesse. Bonne continuation pour la suite de ton voyage. Bisous Grand-maman 👵🏻 🙋😘

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  2. Comme tu le dis, malgré les fautes qu’ils ont pu commettre ces prisonniers restent des êtres humains qui ont des droits de base. Savoir en plus que leurs souffrances sont amplifiées par le fait que l’argent dédié aux prisons n’arrive pas à cause de la corruption est encore plus révoltant. Bravo pour ton engagement et ton témoignage. Bonne continuation 😉

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  3. Merci Thibaud de nous faire partager ce que tu vis. Nous ne pouvons imaginer les souffrances que vivent tant d’êtres humains. Tes témoignages sont poignants et tellement utiles pour nous ouvrir les yeux.
    On se sent un peu impuissant. …mais l’important je crois est déjà de ne pas rester indifférent et puis, là où nous sommes, de faire ce que l’on peut pour rendre le monde un peu plus beau.
    Bonne suite de voyage.
    Ton parrain. Olivier

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