Lorsque je me réveille, le dortoir est absolument vide. Tous les occupants, que j’ai essayé de ne pas réveiller hier soir, sont partis définitivement. Après avoir mangé quelques bananes, je me mets en route pour la ville. On me l’a décrite comme un repère de pickpockets, je me muni donc du strict minimum ; Un peu d’argent obtenu le soir précédent à l’aéroport, mon passeport et mon téléphone, qui me sert d’appareil photo. D’ailleurs, une de mes missions principales est de trouver une carte SIM. Je demande au gardien de l’hôtel quel chemin je dois emprunter pour me rendre au centre-ville. Il m’explique brièvement quelle route suivre, tout en m’assurant qu’il est impossible de se perdre. La rue est plutôt calme et la plupart des gens ici semble sortir ou se rendre dans un des nombreuses églises alentours.
Sur le chemin, un homme m’aborde et nous commençons à discuter. Il est plutôt petit, très maigre et doit avoir environ cinquante ans. Il se nomme Martin et parle très bien anglais. Il m’explique qu’il est professeur, mais je ne saisis pas vraiment à quel niveau il enseigne. Il m’inspire plutôt confiance si bien que j’accepte de la suivre jusqu’au campus de l’université de la ville. Une fois arrivés, nous discutons une petite heure en regardant un match de foot entre étudiant. Il est très intéressé et impressionné par le fonctionnement du système politique suisse, un sujet dont on a longuement parlé. Ici, les élections approchent, avec toutes les magouilles qui les accompagnent. L’actuel président est le fils de celui qui est considéré comme le père de la nation kényane. D’ailleurs, son nom est plutôt évocateur, cette famille se nomme Kenyatta. Lorsque j’essaye de savoir si c’est un « bon » président, Martin commence à m’expliquer l’organisation politique du pays. Ici on parle peu de parti ou de programme. En effet, c’est en fonction de la tribu d’origine du candidat que les votes se décident. On dénombre environ septante tribus différentes sur le territoire kényan, dans lesquelles sont répartis les 41 millions d’habitants. La plus connue à l’international est bien sûr la tribu des Masaïs et leurs légendes magnifiques. Mais d’après ce que l’on m’explique, l’ethnie la plus puissante actuellement, en termes de postes clé occupés au sein de l’administration et du gouvernement, est la tribu des Kikuyu, tribu d’origine du président. On m’assure aussi que selon l’origine des représentants politiques, certaines régions donc tribues, seront favorisées. C’est pourquoi les opposants au régime tentent de gagner, stratégiquement, les voix des habitants de ces régions oubliées. A côté de cette composante tribale, un autre élément revêt une place importante lors de la campagne ; promettre de lutter contre la corruption. C’est actuellement un des plus gros problèmes au sein du pays, qui n’échappe pas la situation générale du continent. C’est d’ailleurs ce pour quoi Kenyatta prétend oeuvrer, sans qu’il soit possible de le vérifier concrètement. Tout est-il qu’il a créé le Ministère d’Ethique et d’Intégrité, il se trouve d’ailleurs à deux pas de mon auberge.
Après ce petit cours de politique appliqué, Martin me propose d’aller faire un tour dans un marché en périphérie de la ville. Il veut me montrer le vrai quotidien des gens, introuvables au centre-ville. Je découvre alors le matatu. C’est un minibus qui, en plus de transporter des passagers sur des distances variables, s’arrête à l’endroit demandé par les usagers. Le tout pour une somme dérisoire. A noter aussi que le nombre de siège ne donne aucune indication sur le nombre de passagers pouvant s’entasser dans le véhicule. Ce matatu nous dépose alors à Kagema, à une vingtaine de minutes du centre-ville. A peine sorti du matatu, je ne peux pas m’empêcher de sourire. L’environnement est si proche de mes souvenirs du Burundi. La terre battue, les baraques en taules et en bois, la musique entrainante à chaque coin de rue et surtout l’anarchie organisée qui règne en maitre me replongent dans mes premières expériences d’Afrique.

Après quelques pas, j’entends que l’on m’interpelle par un sobriquet familier Musungu, Musungu ! Ca faisait si longtemps. Même si ce nom, qui désigne les blancs en Swahili, va vite devenir pesant. Je ne peux pas m’empêcher de sourire. On se balade alors quelques minutes. Nous achetons quelques fruits magnifiques, avant de retourner vers le centre-ville. Dans le matatu, Martin m’apprend quelques mots de Swahili qui pourraient m’être utiles durant mon voyage. A notre arrivée en ville, il commence alors à me parler de ses problèmes d’argent. Je me disais bien que cette journée avait été un peu trop idyllique. Il m’aide toutefois à trouver une carte SIM et me raccompagne en direction de mon hôtel. Avant de se quitter, j’enregistre son numéro, même si je doute que je le recontacterai un jour. Je ne me sens plus réellement en confiance avec lui. Il me demande un petit billet pour payer le transport du retour. Je le lui donne. J’ai passé de bons moments avec lui.
J’arrive à l’auberge au crépuscule et me mets au travail. J’avance un peu le blog, mais la fatigue prend rapidement le dessus. Je décide de rester quand même quelques minutes sur une table de la terrasse, afin de manger un petit quelque chose. Deux hommes entrent alors par la porte et s’installent derrière moi. Le blanc, qui parle fort avec un énorme accent anglais sort alors une petite sono et commence à mettre quelques reprises de morceaux culte de la musique anglo-saxonne, mais en version reggae. Et ce qui devait arriver arriva. Jaba et les Moonraisers entament leur magnifique reprise d’Hotel California et j’éclate de rire. Je leur explique alors que le groupe est originaires de la même ville suisse que moi si bien qu’ils m’invitent à les rejoindre. Ils s’appellent tous deux Peter, l’un est kenyan et l’autre anglais. Ils seront les piliers de mon séjour ici. Chacun vient d’un milieu complétement différent. L’anglais m’explique durant la soirée, en vidant une bouteille de whisky, qu’après avoir été viré des services de renseignements britanniques, il a décidé de prendre quelques distances avec son pays d’origine. Il a alors accepté un mandat d’une société de sécurité et de renseignement privée anglaise en Afrique. Il vient de passer trois mois au Cap et maintenant il est entre le Kenya et la Tanzanie. Il m’explique aussi qu’il est tombé amoureux de l’Afrique et de ses habitants, des gens simples qui se battent pour vivre. Il m’assure aussi qu’il peut se faire beaucoup d’argent grâce aux contrats obtenus ici, mais qu’il a pour objectif de l’utiliser pour fonder une association pour aider les plus pauvres. Sa devise, que tout le quartier ici connait, est très simple ; « Same same, share share ».
Pour engager la conversation avec l’autre Peter de la table, je lui demande simplement ce qu’il est en train de mâcher. Car depuis qu’il est ici, il n’arrête pas de piocher dans un petit sac plastique et de mastiquer longuement de fines feuilles charnues. Il m’explique que c’est du « khat », la drogue du peuple ici. J’ai déjà vaguement entendu parlé de cet excitant originaire d’Abyssinie. Il m’explique que ça aide juste à être plus éveillé et le compare au café. La conversation lancée, j’apprends qu’il est « docteur pour les chaussures », selon ces propres mots. Son atelier se trouve à deux pas de mon hôtel et il me propose de passer le voir le lendemain avec Peter, ce que j’accepte avec grand plaisir. Nous passons alors la soirée à refaire le monde et à se raconter nos vies, même si l’énorme accent anglais de Pete’ rend parfois la communication un peu difficile. Au fur et à mesure de la conversation, je vois leurs yeux se rougir à cause de l’alcool et des autres substances qu’ils partagent. Au grand étonnement de mes compagnons, je me contente de boire ma bouteille d’eau en fumant quelques cigarettes. Un peu plus tard, Pete’ nous montre aussi ces talents de « freestyler » et nous fait une magnifique impro’ de rap. Malgré le moment très agréable que je passe avec eux, la fatigue me rattrape. Je les quitte sur le refrain qui va être l’hymne de mon séjour à Nairobi : « Same same, Share share ».
A demain les gars !